Publié le par Hélène R. dans les rubriques Mémoire du corps, Nouvelles

Que dans un cœur indigné de trop.

Le jour venait de se lever. La pièce était encore sombre, seuls quelques rais de lumière parvenaient à s’infiltrer à travers les fentes des volets fermés. Gladys, emmitouflée dans l’épaisse couverture dormait encore à poings fermés, les boucles emmêlées de ses longs cheveux blonds éparpillés sur la taie d’oreiller. Elle ronflait. David était déjà sorti du lit, il se prépara une infusion au citron avant de s’installer dans son fauteuil préféré et de rouler un joint. C’était son rituel à lui, il ne se rappelait plus la dernière fois qu’il n’avait pas procédé de la sorte, c’était devenu au fil des années une sorte de remède indispensable à la triste réalisation de se réveiller en vie et malade chaque matin, sobre, il n’avait plus l’audace de le supporter. Plus tard, il irait couper les quelques bûches qu’il avait réunies dans le jardin pour faire un feu. Il faisait froid dans cette vieille baraque, le vent sifflait par tous les trous des murs au plafond et des réceptacles de toutes formes et nuances jonchaient le sol des pièces de la maison, venant recevoir l’eau de pluie en des tintements de gouttes incessants. Quel taudis, pensa-t-il. Il se redressa mollement dans le but de rassembler ses pensées, la tête lui tournait un peu. Il sortit de sa poche de chemise une petite boîte en métal qu’il agita en l’air et entendit qu’elle était presque vide. Il ajouta au bas de sa liste de courses Passer à la pharmacie puis versa une partie du contenu dans la paume de sa main avant de l’ingurgiter en rejetant la tête en arrière. D’ici quelques minutes l’oxycodone ferait effet et cette pensée le mit en joie. Il n’y avait pas grand-chose d’autre ici pour se divertir, que des vieux magasines rendus illisibles par l’humidité dont les pages commençaient à moisir, des objets épars sur le sol dégageant le parfum rance d’une époque passée de mode, une antique radio et les quelques disques usés hérité de son père qu’il avait déjà tant écoutés… La drogue l’occupait. La drogue l’empêchait de trop penser à la vieillesse, à la mort, à l’insoutenable douleur qui venait lui tordre les organes sans prévenir, de plus en plus souvent et de plus en plus fort. Autrefois Gladys lui chantait des chansons pour l’apaiser, ou bien ils s’asseyaient face à l’autre et se lançaient dans d’interminables débats, autrefois ils riaient ensemble et dans ces moments-là il sentait le cancer s’en aller. Elle avait été si bonne avec lui pendant l’adolescence, à l’écouter attentivement parler, ses grands yeux bleus écarquillés et la bouche dessinée en « oh » d’admiration, c’était comme si elle n’aimait que lui et qu’il n’aimait qu’elle et qu’ils vivraient heureux ensemble jusqu’à ce qu’il ait cent ans. Puis au fil du temps elle avait changé, elle était devenue plus triste, plus sauvage, son visage s’était aussi durci avec l’âge, elle n’aimait plus autant s’asseoir et discuter avec lui et était de plus en plus en désaccord avec ses idées, elle contestait les règles, demandait à sortir en ville plus souvent, il faisait pourtant tout pour elle mais il ne lui suffisait plus. Elle avait probablement compris elle aussi que le monde extérieur ne lui offrirait que des déceptions. Alors elle restait enfermée dans sa chambre pour écrire. Elle ne faisait que ça écrire et ça le rendait fou de mépris, quelle perte de temps cela lui semblait être ; que pouvait-elle avoir de si intéressant à raconter ? Au début il s’était plongé dans la lecture de ses cahiers malgré qu’elle lui ait formellement interdit, mais il s’en était vite lassé, c’était bien trop complexe à déchiffrer tous ces mots sophistiqués et ces références à des auteurs obscurs, il n’en avait pas autant lui du vocabulaire et il arrivait très bien à communiquer, pareil, quelle snob elle était devenue, se disait-il. Et ses carnets s’entassaient sur la table, par terre contre les mur en piles désordonnées, les pages noircies, bleuies, grisées, ses putains de carnets. David était un être taciturne, grommelant, il exécrait son quotidien. Il avait eu la belle vie autrefois lorsque son corps contenait encore un peu de jeunesse, il avait voyagé au volant de son pickup à travers toute l’Europe, il avait ramassé des filles sur les routes qui faisaient du stop et s’était envoyé en l’air avec les plus délurées, parfois même à plusieurs dans sa remorque sous les couvertures et le ciel étoilé. C’était la belle époque, quand chaque jour était une fête et que son foie lui autorisait encore à s’enfiler des rasades de whisky à la pelle, il pouvait dire qu’il avait été heureux oui avant le foutu cancer et la ruine, il avait su profiter pleinement de ses belles années. Il avait été beau jeune homme, d’un charme qui en faisait rougir plus d’une, et les jeunes surtout, mais maintenant il avait perdu presque tous ses cheveux et il traînait sa carcasse décharnée inlassablement de la cuisine au salon à la chambre, pour aller s’endormir auprès de Gladys. Gladys. Qui avait été comme un rêve quand il l’avait rencontrée, innocente et crédule, qui lui avait ouvert ses grands yeux, océans bleus verts remplis d’une tristesse profonde et amère et lui s’était porté volontaire pour la sauver. Elle avait été violée par des hommes sans cœur quand elle était encore enfant, fatiguée de son errance elle lui avait confié sa peine, il lui avait alors ouvert les bras et la porte de son foyer. Elle venait d’avoir vingt ans, il venait d’en avoir cinquante, un peu plus d’une décennie était passée depuis lors et elle avait bien grandi. C’était une jeune femme élégante qui aimait prendre soin de son apparence, mais dont le regard froid si vous aviez le malheur de le croiser venait vous glacer les os, un regard presque comme celui d’une morte. Elle ne sortait de la maison qu’une fois par mois pour aller à la bibliothèque de la ville la plus proche, seul endroit où David consentait encore à la conduire, une fois par mois, pour qu’elle y retourne les livres empruntés le mois dernier et qu’elle en choisisse de nouveaux. David n’aimait pas qu’elle sorte dans les lieux publics où chacun à loisir pouvait contempler son incroyable beauté, la finesse de ses traits, la perfection de ses formes, il en rageait. Mais il fallait bien que la petite s’occupe quand elle ne passait pas son temps à dormir, une vraie feignasse si vous lui demandiez son avis. Gladys était orpheline, lui avait-elle dit quand il l’avait trouvée, il avait immédiatement décidé de la prendre sous son aile, prisonnier de son charme lui qui n’avait jamais eu d’enfant, mais il s’en mordait les doigts à présent. Il sortit brutalement de sa rêverie en entendant des bruits provenir de la chambre, il se releva avec difficultés et se dirigea aussi prestement que ses muscles atrophiés le lui permettaient vers la porte de derrière qui menait au jardin. Gladys s’était réveillée, elle s’assit sur le rebord du lit un instant pour reprendre conscience de la réalité puis d’un geste leste, se projeta en dehors. Elle s’étira de tous son long en faisant craquer ses os, un sourire satisfait apparaissant lentement sur son visage ; aujourd’hui va être une belle journée, se dit-elle. Elle enfila ses chaussons, attacha ses cheveux en chignon, passa la porte et entra dans le salon où la fumée d’un mégot mal écrasé embaumait encore l’atmosphère, elle s’en approcha furtivement et l’acheva de la chair de son pouce, la brûlure lui fit du bien. Décidément, elle se sentait d’une humeur radieuse. Elle se déplaça vers le comptoir de la cuisine et mis de l’eau à bouillir. Une fois habillée elle réunit les ouvrages qu’elle avait lus ces dernières semaines ainsi que le fusil semi-automatique avec lequel David avait l’habitude de dormir et en remplit un grand sac en cuir qu’elle chargea à l’arrière la décapotable. Elle avait peint ses ongles et ses lèvre de la couleur du sang, sa robe était longue légère, décolletée, blanche immaculée. Elle s’installa à l’avant à la place passager et attendit patiemment la tête penchée en arrière, le soleil la caressant lourdement de ses rayons. David finit de rentrer le bois. Il se sentait déjà épuisé par la tâche mais il devait encore conduire deux heures jusqu’à la ville avant de pouvoir se reposer un peu. Il irait voir Gloria au diner, manger un bout et prendre un café, il tentait de faire appel à son peu de force avec cette idée. Il sortit sans fermer derrière lui et rejoignit Gladys en silence. Ils échangèrent peu sur la route, Gladys était particulièrement distante, le regard dans le vague, le bras déployé et les doigts écartés qu’elle laissait flotter dans l’air comme si elle cherchait à toucher le lointain. David ne disait rien non plus, il se contenta d’allumer le lecteur CD ainsi que son joint. Il se sentait mieux maintenant, la musique et la contemplation des longues allées d’arbres défilant l’aidaient à s’évader de sa prison mentale. En chemin, il pensa à tous les sacrifices qu’il avait eu à faire rien que pour maintenir en vie l’enfant ingrate qui se tenait à son côté, comme il l’avait nourrie, comme il avait pris soin d’elle, comme il lui avait coupé les ongles, lavé les cheveux, massé son corps parfois douloureux… Maintenant elle ne se laissait plus toucher la garce, il était sûr qu’elle avait rencontré un type en ville pour la baiser, il ne pouvait pas le prouver mais il le sentait. Il tourna brusquement la tête et la regarda fixement un instant, elle s’était apprêtée de la sorte pour le faire enrager, on pouvait voir ses tétons pointer en dessous du tissu fin de sa robe, elle le narguait alors qu’il daignait la conduire malgré sa pauvre condition physique. Et dire qu’elle ne le remerciait même pas, elle pensait tout mériter, comme toutes les femmes au final, elle ne valait pas mieux que les autres. Arrête la voiture, il faut que j’aille pisser. David sursauta, il grogna en appuyant sur la pédale de frein. Gladys descendit de la voiture et marcha vers la forêt jusqu’à sortir complètement de son champ de vision. De longues minutes passèrent, ne la voyant toujours pas revenir, il commença à s’impatienter. Après trente minutes environ il se décida à partir à sa recherche. Il se leva avec effort en appuyant sur ses avant-bras, écrasa le mégot de son joint sous la semelle et de sa chaussure et se mit à avancer dans les hautes herbes, lentement, en tapant du pied pour éloigner les serpents. Arrivé au niveau de l’entrée de la forêt, il écarta une branche de la main. Gladys se trouvait debout derrière, le fusil à l’épaule et le canon pointé directement vers lui. Il balbutia mais qu’est-ce que… Tais-toi ! Il se figea. David, je m’en vais. C’est terminé, je me libère de toi. Il était pétrifié, il tenta dans un souffle Mais enfin reprends-toi, où est-ce que tu irais ? J’ai toujours pris soin de toi… Elle reprit impassible : Tout ce temps, tu m’as maintenue en cage, tu m’as fermée au monde pour me garder pour toi, j’étais si jeune, j’étais perdue et tu as fais de moi ta proie.

Mais enfin Gladys, tu racontes n’importe quoi…

Laisse-moi parler ! J’étais si fragile et influençable et je t’ai cru quand tu m’as dit que toi seul pouvais m’aider, que toi seul pouvais m’aimer. Tu as été la seule main tendue et pendant longtemps je t’ai admiré pour ça, j’étais si heureuse d’avoir enfin trouvé un foyer et un père, j’ai voulu croire que notre rencontre marquerait la fin de mes déboires. Mais j’avais tort. La première fois que tu as posé tes mains sur moi j’étais terrifiée, mais je me suis dit que sûrement je te le devais, après tout ce que tu avais fait pour moi. Je t’avais tout raconté et tu n’as fait que reproduire le même schéma ! Depuis le début, tout ce à quoi tu pensais c’était mon corps ! Et moi je me suis convaincue que c’était ma monnaie d’échange contre ce que je prenais pour ta générosité et ton affection.

Mais Gladys, je t’ai aimée !

Tu m’as aimée ? Laisse-moi rire. Je n’étais encore qu’une enfant ! Tu as peur, hein ? De te regarder dans la glace et de voir le vieux pervers que tu es, comment peux-tu croire que j’ai aimé coucher avec toi ? J’avais trop peur de ta réaction si je refusais c’est tout. C’est à cause de toi si j’ai dépéri, et le pire, c’est que j’ai toujours su que tu me le reprochais, d’avoir perdu ma fraîcheur des débuts ; j’ai arrêté de t’exciter hein ? Je m’en suis même voulue ! Si tu savais comme j’ai voulu mourir à ce moment-là, comme je me suis sentie plus perdue que je ne l’avais jamais été. Et puis… Elle marqua un temps, prit une profonde inspiration et se calma instantanément. Elle sourit. Et puis, tu as fait un faux pas, comme je t’ennuyais, tu t’es dit qu’il fallait que je me trouve une activité, comme les animaux domestiques, il faut bien sortir les promener de temps à autres. Alors comme tu as vu que j’aimais bien écrire tu t’es décidé à me conduire à la bibliothèque, une fois par mois, histoire de me faire prendre l’air. Et bien figure-toi que dans une bibliothèque on trouve des livres. Toi tu n’as jamais daigné y mettre les pieds, c’était bien trop snob pour toi, tu préférais aller tailler le bout de gras avec tes amis débiles au café, leur vanter ta prouesse d’avoir réussi à berner une fille si jeune que moi. Eh bien moi pendant ce temps-là j’ai lu, et j’ai adoré ça et je n’ai pas arrêté de lire, c’est devenu une passion. Toi qui voulais m’empêcher de voyager, de rencontrer des gens, je n’ai fait que ça en lisant. Avec toi j’ai appris la dépendance affective, la perversité, la drogue et l’ennui. Dans les romans, j’ai appris la beauté, la poésie, l’amour,… la liberté. David je m’en vais, parce que je te vois enfin tel que tu es, tout petit, minable, presque un pied dans la tombe. Je pourrais te tuer et laisser là ta carcasse, je suis sûre que personne ne s’en inquiéterait avant des semaines. Mais je vais te laisser une chance. Il suait à grosses gouttes, on pouvait voir qu’il avait du mal à tout assimiler, déjà la tête commençait à lui tourner. À la condition que tu sois sage et que tu n’agisses pas de façon inconsidérée, je vais te laisser là pour que tu rentres à pied. Allez maintenant donne-moi tes clefs.

Donne-moi les clefs, c’est un ordre ! Dit-elle en ajustant fermement sa prise pour montrer qu’elle était prête à tirer. Il ressemblait vraiment à un vieillard malade maintenant, fatigué par l’angoisse et le soleil, la bouche ouverte et asséchée, il réalisait peu à peu qu’elle l’avait détrôné il y a bien longtemps déjà. Il sortit le trousseau de sa poche et le jeta à ses pieds. Elle plia les genoux et sans lâcher son arme, les ramassa pour les glisser dans sa sacoche ouverte. Elle s’avança vers lui calmement, le regarda droit dans les yeux et lui sourit tendrement. Pendant un dixième de seconde il crut, il voulut croire qu’elle venait seulement de délirer, qu’elle avait trop pris le soleil et qu’elle allait s’excuser, pendant ce laps de temps si court il s’autorisa encore à espérer. Mais il ne vit pas que la position de ses mains avait changé et qu’elle prenait maintenant son élan, avant de lui asséner un violent coup de crosse dans les côtes dont il ne se relèverait qu’après qu’elle soit déjà partie. Adieu. Siffla-t-elle entre ses dents, avant de courir vers l’automobile abandonnée. Elle s’assit à la place conducteur, un type qu’elle avait rencontré en ville lui avait appris les rudiments de la conduite sur un parking. Elle démarra le moteur et commença à rouler. Elle avait réussi, ça y est. Elle l’avait fait. Un peu plus loin sur la route elle jeta le fusil de David après avoir essuyé ses empreintes. Dans le grand sac en cuir à l’arrière étaient éparpillés des romans, de George Sand, de Simone de Beauvoir, de Virginia Woolf et d’autres femmes encore qui avaient eu le courage de s’émanciper. Et ces romans lui appartenaient désormais.

FIN.