Publié le par Hélène R. dans les rubriques Dérivations existentielles, Prose

Rien qu’une épaule sur laquelle se reposer

Vous êtes en train de vous perdre mais vous l’ignorez pour ne pas avoir mal, vous êtes sur le point de sombrer dans la distance car vous ressentez que plus personne ni plus rien ne vous retient, n’y peut rien, vous avez baissé les bras, vous êtes entrés dans les bars de quartier et y avez trouvé la résilience et la tranquillité, ou alors c’est en fumée dans votre salon que vous maintenez le regard rivé sur la télévision jusqu’au sommeil. Vous n’aimez pas parler d’avant, plutôt d’ailleurs, vous préférez quand les autres se taisent à votre sujet. Qu’ils ne vous appellent plus même, qu’ils vous oublient, vous ne souhaitez pas changer pourquoi faire ? Votre cœur est trop vieux désormais pour supporter de nouvelles guerres, il en mourrait. Peu à peu ils s’en vont tous un par un, les yeux qui vrillent en vous regardant vous détruire calmement, ils ne supportent pas leur impuissance ni de tendre la main dans le vide, ils sont fatigués d’essayer, et Dieu sait que je les comprends moi aussi. Je me suis transformée en déchet, j’ai descendu les marches tout en bas, jusqu’au bout, pour creuser mon terrier bien au froid bien au sale, j’ai construit ma muraille et personne n’est venu m’y chercher. J’ai bu à un point tel avec toi, avec eux, que je ne pouvais que croire que la prochaine étape serait la mort, bien avant le bonheur, bien avant le miracle et que le temps que durerait cette lente agonie, nous aurions à nous passer d’amour toi et moi, d’appétit, de futur, mais au moins parfois il nous arrivait de rire. Dans les rues aux contours flous, les lumières des lampadaires, contre un mur je me rayais la peau. Nous marchions le long des plages sur les rebords au-dessus des rochers tranchants, nos corps vacillant au sein même de la force destructrice du vent, soumis à son hasard, nous attendions la fin, las, curieux, incapables d’avouer nos faiblesses, rendus muets par le chagrin, obligés quelque part de mourir, il n’y avait plus le choix. Approche-toi. N’aies pas peur, il ne t’arrivera presque rien, qu’est-ce que tu veux, est-ce que tu viens admirer le spectacle de la déchéance ? Il faudra être capable de nous suivre alors si tu veux être au premier rang. Tu veux connaître le frisson, le désir caché qui dévoile le pointu de tes dents, tu veux souiller ton âme en compagnie de fantômes, alors commande ton verre et attends. Nous ne faisons rien d’autre qu’attendre. Vous jugez sans avoir envie de comprendre, vous n’y avez même pas pensé ; bien sûr vous ne pouvez pas m’aider, comme je ne peux même pas m’aider moi-même. Tu m’aimes au moins ? Parce que si tu m’aimes je connais un secret, je ne peux pas te le confier je ne sais plus parler d’espoir, mais peut-être que tu pourrais essayer de lire entre les lignes, de creuser les fissures, de me foutre une gifle je sais pas. Tu ne vois pas comme je suis molle ou comme je pleure à l’intérieur, secoue-moi, énerve-moi, rends-moi furieuse, j’ai besoin d’entrer en éruption. Demande-moi de tout te raconter, jusqu’aux détails les plus morbides, fais-moi hurler de douleur, j’ai besoin de sortir de mon corps ma haine mais personne ne se propose comme réceptacle, fais-moi hurler de douleur, fais-moi me sentir vivante. Je ne connais pas les règles précisément, ni combien de temps ça prendra, mais si tu ne me lâches pas, sois patient, je finirai par avoir vomi suffisamment d’encre noire, je pourrai me remplir autrement, je pourrai sortir des bars, sois patient, me lâche pas, me lâche pas, je n’ai rien à promettre mais j’ai besoin que tu me parles, que tu me suives, que tu me grondes, et j’ai horreur de faire couler tes larmes quand je suis fatiguée.

photo. Lilly Formaleoni