Publié le par Hélène R. dans les rubriques Amour, Dérivations existentielles

J’ai de la bouteille.

J’ai rencontré Eddy au sommet d’une falaise d’où il avait décidé de se jeter. Je l’ai trouvé adossé contre une pierre surplombant l’océan, les yeux brouillés de larmes, il bredouillait des paroles dans sa longue barbe noire en secouant la tête de gauche à droite en signe de contradictions. Ses bras enserraient ses genoux contre son corps tremblant et ses orteils nus grattaient la terre nerveusement, tandis que sous ses pieds seul un maigre morceau de granit le séparait du vide et de la fin de tout. Lorsqu’il a entendu mes pas s’approchant derrière lui, j’ai vu sa chevelure épaisse lentement se retourner, me laissant apercevoir son visage à moitié recouvert par des mèches en bataille que le vent soulevait. Arrivée près de lui, je me suis accroupie et j’ai posé ma main sur son épaule, avant de le rejoindre dans la contemplation du soleil émergeant au-dessus de la ligne d’horizon. Nous sommes restés là, immobiles tous deux, retenant notre souffle, l’esprit grave face au spectacle tragique se profilant devant nos yeux ; Eddy réfléchissait à l’acte poétique de sa chute mortelle à l’heure du Soleil naissant, alors que je ne cessais de resserrer mon étreinte, sans penser que peut-être mes doigts lui faisaient mal, sans vouloir accepter l’idée de ma défaite, je focalisais mes pensées sur des détails techniques, tels que la façon dont je devrais m’y prendre pour le rattraper si jamais il sautais sans crier gare, et si j’avais suffisamment de force pour soulever son corps, puisqu’il était très probable qu’il n’y mettrait pas du sien. Oh Eddy. Tu veux mourir et je sais pourquoi. Tu as froid à l’intérieur sauf quand tu bois, sauf quand tu pleures avec violence dans les bras d’inconnus qui échangent avec toi des cigarettes, des gorgées tendues coulant sur ton menton, des caresses, des mots réconfortants. Sauf quand tu fuis la moiteur étouffante de ton lit pour aller courir au soleil, avant de boire, quand tu décides de mentir juste histoire de passer une journée acceptable. Eddy, patiente. On dit parfois que seul le temps finit par guérir nos blessures, alors attends. Moitié partie dans mes pensées, l’autre moitié du corps pesant sur son épaule, d’un coup j’ai ouvert grands mes yeux et je lui ai souri. Puis je me suis levée, lentement. Alors que je partais je l’ai entendu de loin me crier à demain, d’une voix un peu plus rassurée maintenant. Alors que je m’éloignais de la mer, le soleil était déjà arrivé bien haut dans le ciel, et j’entendais Eddy reprendre ses murmures apeurés, toujours pas convaincu de l’utilité de rester, mais encore là pourtant. Le lendemain matin j’ai ramené du café, je m’étais dit que ça aiderait peut-être à enclencher une conversation de nous détendre avec une boisson chaude. Eddy se tenait toujours assis à sa place, assis en tailleur cette fois-ci, visiblement quelqu’un lui avait apporté de l’alcool. T’en veux ? M’a-t-il lancé le ton ivre. Je me suis contentée d’attraper la bouteille par le goulot avant de la déboucher et de boire quelques gorgées de ce qui semblait être du gin premier prix, ça réchauffait la gorge, et après avoir esquissé une légère grimace j’ai bien dû admettre que ça faisait du bien. Eddy était encore décidé à sauter mais il avait pensé que le choc serait moins douloureux s’il s’enivrait au préalable, nous avons donc allumé une cigarette puis nous avons repris notre activité de la veille, les yeux rivés sur l’océan, l’esprit de nouveau capturé ailleurs. Oh Eddy, quelle grande idée que de te soûler avant la mort, ça la décore, ça l’enrichit, ça lui donne l’impulsion dramatique dont elle a besoin pour intervenir. Bourré comme tu es, ça ne m’étonnerait même pas que tu finisses par piquer du nez en avant et par tomber la tête la première dans les récifs et le blanc des vagues, l’écume oui, non ça ne me surprendrait pas c’est certain. Et pour couronner le tout, il faudra que je me jette après toi, je ne pourrai pas supporter d’être seule, ça me foutrait le bourdon, ça m’obligerait à boire encore à ta santé à ta bouteille, alors que je n’ai même pas participé à son achat, non non non, ce ne serait pas correct, du tout du tout du tout.