Publié le par Hélène R. dans les rubriques Amour, Dérivations existentielles, Nouvelles
Où est passé le temps ?
… Où sont passés mes parents, ils me manquent tant, ma maman, si douce et souriante, pourquoi je n’ai plus ma maman ? Où est parti mon papa, lui qui savait toujours me parler, que leur est-il arrivé ? Et me voilà qui marche en rentrant du travail retrouver mes enfants et ma femme ; où est passé le temps ? J’aurais peut-être dû partir en voyage finalement, avec cette fille de ma jeunesse, oh oui qu’elle était jolie cette fille assise sur les rochers, son rire, si j’avais pu arrêter le temps…
« Papa est arrivé, on peut se mettre à table ! »
« Ah tant mieux, j’ai grand faim»
« Qu’est-ce qu’on mange, mam’s ? Oh des saucisses trop bien ! »
« Hé, mais c’est ma place»
« Passe-moi la moutarde Hélo »
« Alors vous avez passé une bonne journée ? »
« Oh ouais pap’s, mam’s, vous vous rappelez de Tristan ? Le mec là, qui avait arrêté la fac de Droit, il va probablement rejoindre la colloc avec moi et Raph’»
« Ah oui mais il faut qu’il travaille alors, s’il n’étudie pas. »
« Ouais, ouais»
« Bon moi j’ai fini j’me casse»
« Déjà? »
« Débarrasse ton assiette »
« Eh ben moi aujourd’hui, j’ai rencontré…
… Je n’arrive pas à suivre, est-ce que je suis trop lent ? C’est vrai qu’il est bon ce repas, je me resservirais bien un verre de vin. J’ai pourtant bien écouté tout le monde, il faudrait que je les encourage d’avantage je crois, mais tout va si rapidement. À peine installés à table ils se lèvent et s’en vont ; à peine bébés hier et voilà qu’ils sont grands ; ils ont tant d’énergie. Moi j’en avais aussi de l’énergie avant et des choses à dire, … à mon père,… On parlait de politique, de voyages, de romans et de sport ; on aimait le football dans la famille, ah oui ça, qu’est-ce qu’on jouait avec mon frère ; tout le monde connaissait les jumeaux Languin, on s’était construit une petite légende à Redon ; à l’époque on avait quatorze ans …
« Hervé ? »
« … Oui, quoi ? »
« Je te demandais si tu pouvais lancer le lave-vaisselle avant de quitter la cuisine, je vais prendre ma douche, je sors avec des copines »
« Ah »
« Oui Hervé, donc ? »
« Oulala, oui oui, je le fais c’est bon »
« Pourquoi tu souffles comme ça ? »
« Non non rien, allez va prendre ta douche et bonne soirée »
La porte de la salle de bain se ferme. Hervé sort dans la cour intérieure de l’immeuble fumer une cigarette, une Marlboro Rouge. Il aspire la fumée comme un damné, il pense que ça le calme de remplir ses poumons de saletés, enfin il ne sait plus, dans le temps c’était plutôt normal de s’en griller une dehors … le soir … peut-être que c’était mieux quand on en savait moins. J’en ai marre de les écouter jacasser sans cesse, de tout et de rien ; j’ai besoin de silence ; qu’on me laisse tranquille ; j’ai besoin d’être en vacances, à la mer, la Bretagne et de sentir le vent et le sel et les embruns sur ma peau … Pourquoi est-ce que je suis si fatigué tout le temps ? Et Véro qui va m’en vouloir, je ferais mieux de m’excuser … Oui voilà, je vais m’excuser et après j’irai dormir, il y a sûrement un bon film à la télé ce soir…
Hervé s’approche du cendrier et y transforme sa cigarette en mégot, il n’a fumé que la moitié, par bouffées hâtives et maintenant il se dépêche de rentrer, de retirer son manteau et de se déchausser. Il s’approche de la porte en bois de la salle d’eau et toque doucement du bout de sa phalange en appelant « Véro ? » « Véro ? » « Oui Hervé ? » « Bon pour tout à l’heure, on est ok ? » « Oui oui, mais pour moi il n’y avait pas de problème hein » « Ah oui, ok nickel. Bonne soirée ! » « Bonne soirée. Tu n’oublieras pas demain d’étendre le linge, j’ai mis le panier en haut des escalier » « Oui oui, allez, bonne soirée » Il se hisse en haut des marches des escaliers et traîne des pieds jusqu’à sa chambre, où il s’installe confortablement dans son lit, avant d’allumer la télé.
… C’était sympa au début avec Véronique, même quand Héloïse est arrivée, on a passé de belles années, oui on s’entendait bien tous les trois. Maintenant on se parle à peine, elle me dit que c’est moi qui ne parle pas … Peut-être qu’on ne parle plus la même langue, tout simplement … On formait une belle équipe ensemble oui et elles étaient pleines de vie, j’aimais beaucoup les regarder et les écouter me parler, toujours aimables, toujours gentilles … Je me demande ce qui a changé …
« Hervé ? »
« Oui ? »
« Tu es là-haut ? »
« Oui, pourquoi ? »
« Tu pourras dire à Maxime de ranger ses chaussures, il les a encore laissées traîner dans le salon. »
« Mais pourquoi, il n’est pas là ? Tu ne peux pas lui dire toi ? »
« Oh non c’est bon, j’en ai marre de lui répéter à chaque fois. Ils ont un papa aussi. »
« Ok, ok, je vais lui dire. »
« Super, bisous bonne soirée ! »
Hervé sort de son lit, il parcourt le couloir jusqu’à la chambre de son fils Maxime et l’appelle à travers la porte : « Bon Maxime tu as entendu maman ? Tu rangeras tes chaussures, tu les as laissées dans le salon je crois » « Ok pap’s » « nickel, allez, bonne nuit » « ouais bonne nuit pap’s » Il fait demi-tour vers sa chambre où il se glisse de nouveau sous les couvertures, la télé est restée allumée.
… Ah j’aime bien ce film, je me souviens, j’avais l’habitude de regarder les films avec cet acteur chez mes parents à Redon, quelle classe ils avaient ces types à l’époque … Marlon Brando dans Les révoltés du Bounty, ça c’était du cinéma et Pop qui fumait son cigare assis dans le canapé en cuir, et Mum qui nous servait le thé avec des biscottes beurrées … Je voudrais bien être avec eux maintenant ; c’est trop dur d’être tout seul maintenant ; j’ai besoin de me sentir aimé encore ; je suis si fatigué ; j’ai besoin de dormir ; j’ai bien mangé…
Hervé s’endort avec la lumière allumée, avec la télé allumée, bientôt il dormira profondément et les échos de ses ronflements arriveront jusqu’aux oreilles de sa fille. Il entrera dans le royaume de ses rêves, peut-être y rencontrera-t-il ses parents. Elle pensera aux démons de son père, mais souvent la colère prendra le pas sur sa bonté. Il faudrait qu’il nous parle. Il faudrait l’inviter un soir alors qu’il rentre du travail, à entrer dans un bar et partager ensemble une tasse de café, qu’il nous confie ses peines, qu’on entende enfin ses pensées. Mais pour ce soir, il se fait tard et il est temps de se coucher.